Découvrez le parcours de Laurence Jacques (88), Executive Director Strategic Technologies chez Minafin
Diplômée de la promotion X88, présidente du groupe Sciences ParisTech au féminin et de la plateforme publique-privée PEPPER, Laurence Jacques a travaillé près de 20 ans chez Lafarge, où elle a été la quatrième femme et première française nommée directrice d’usine de ciment depuis la fondation du groupe, en 1833. En 2013, elle a rejoint l’industrie de la chimie fine biosourcée et pharmaceutique.
Zoom sur son parcours et ses projets actuels.
Qu’est-ce qui vous a amenée à choisir l’École polytechnique ?
Je suis issue d'une famille d'ingénieurs. Ma mère a fait partie des premières générations de femmes ingénieures, elle a fait de la chimie et ensuite de l’informatique, un parcours très classique à cette époque-là. Mon père, qui était mon modèle professionnel, travaillait chez Renault. Il nous parlait avec passion de son métier. Cela m'a motivée après le bac à choisir les prépas scientifiques.
Par ailleurs, j’aimais beaucoup les maths et la physique, et comme mes deux sœurs cadettes et moi n’avions pas reçu une éducation genrée, tout nous était ouvert, je ne me suis donc pas posée de questions.
Avez-vous été confrontée à des discriminations parce que vous êtes femme ?
J'ai eu une expérience fondatrice qui m'a montré que, même si je me sentais absolument l’égale de mes camarades masculins, mon genre pouvait réduire mes opportunités : en première S, j'étais première de la classe en physique, une amie était deuxième, et un garçon était le troisième. J'ai appris incidemment que la professeure avait décidé de présenter le troisième de la classe au concours général. Cette expérience m'a beaucoup marquée parce que son choix montrait que, malgré le rang dans la classe, elle considérait que le garçon avait plus de potentiel que nous, les deux filles premières. Cette histoire m’a bien vexée, mais elle m’a aussi donné envie de me battre !
Heureusement, ce fût un cas isolé. Pendant mes études en prépa et à l’X, j'ai eu des professeurs exceptionnels qui m’ont beaucoup encouragée.
Après votre sortie de l’X, vous avez rejoint le groupe Lafarge. Quand avez-vous décidé de travailler dans l’industrie ?
Les stages ont eu un rôle très important dans mon choix de carrière. J'avais initialement en tête de faire de la recherche appliquée. À la fin de mon cursus à Polytechnique j’ai donc fait un stage en recherche dans un environnement magnifique, à l'INRA. Ce stage m'a convaincu que la recherche n'était pas pour moi !
Ensuite, quand j’étais aux Mines de Paris, mon école d’application, j'ai fait un stage de deux mois dans une usine en Angleterre. Cette expérience m’a bien plu, j’avais de nombreuses interactions avec des personnes diverses, des défis techniques et humains, des problèmes organisationnels à résoudre...
Puis, en fin d’étude, j'ai fait un stage en développement et marketing technique qui a été passionnant.
Pouvez-vous revenir sur les débuts de votre carrière ?
J'ai commencé ma carrière en 1993 dans une filiale de Lafarge, dans laquelle j'avais fait mon stage, en marketing technique. Cela me correspondait bien parce que je suis très curieuse, je suis attirée par les opportunités qui me permettent d'apprendre quelque chose de nouveau. Donc commencer dans le marketing technique, alors que j'avais fait des études d'ingénieur, m’a semblé un complément idéal. Cette expérience m’a aussi permis de comprendre tout le potentiel du levier marketing par rapport à celui de l’optimisation technique, pour la création de valeur.
Après ces trois années en marketing, je suis repartie vers un schéma de carrière un peu plus classique dans l'industriel. Pendant 3 ans, j’ai été ingénieure procédé central et j’ai piloté des projets d'amélioration procédés qui concernaient plusieurs sites industriels à la fois. C'était très intéressant, l'occasion d'aller en usine mais aussi de creuser des projets techniques.
Ensuite, j'ai accepté une mutation dans une usine située à Nice. Ce poste impliquait une grande organisation au niveau personnel, car je venais d’accoucher de jumelles. J’étais basée à Nice avec les filles, et mon mari, enseignant-chercheur, s'était organisé pour faire la navette Paris-Nice.
Comme j'ai expliqué dans un article de La Jaune et la Rouge, il y a une vraie convergence entre les compétences développées au niveau professionnel et personnel. Pour ce poste à Nice, j’ai dû mettre en place une organisation robuste pour gérer nos bébés en parent solo durant la semaine quand mon mari était à Paris.
Après cette expérience de 4 ans, j'ai été nommée directrice d'une petite usine dans le couloir rhodanien. Je suis restée pendant 2 ans à Montélimar, et ensuite on m'a proposé de prendre la direction d'une usine de ciment, en Italie.
Début 2008, nous sommes rentrés en France. J'ai pris la direction d'une BU (business unit) de Lafarge qui s'occupait du développement du Ductal®, un béton fibré à ultra-hautes performances. Quand j'ai pris la direction de cette BU, elle n'était pas encore à l'équilibre financier. J’ai recruté une nouvelle équipe commerciale et marketing, nous avons analysé le business model, identifié les applications qui étaient cohérentes par rapport aux performances du produit et abandonné celles qui ne l’étaient pas. En 3 ans, nous avons réussi à amener la business unit au seuil de rentabilité puis sur des taux de croissance à 3 chiffres.
Je me suis occupée de cette BU pendant presque 5 ans. Puis, en 2012, je ne me projetais plus chez Lafarge. J'avais envie de rejoindre un groupe à taille plus humaine où je pourrais avoir suffisamment d'autonomie pour mettre en œuvre une vision stratégique.
C’est là que vous avez rejoint l'industrie chimique ?
Oui, j'ai rejoint le groupe Minafin en avril 2013, c'est une société à forte croissance qui a été créée en 2004 par un chimiste Normalien brillant, Frédéric Gauchet.
Le groupe a deux activités : une branche chimie fine, qui fabrique des principes actifs pharmaceutiques et qui propose une activité de scale-up industriel ; et une branche chimie biosourcée.
Quels sont vos projets actuels ?
Nous, les X, et de façon générale, les ingénieurs, nous devons être reconnaissants au fait que la Nation a investi dans notre éducation. Nous avons donc un devoir absolu de pousser pour la conversion de nos modes de production et nous n’avons pas 30 ans pour le faire. Le projet dans lequel je suis engagée actuellement chez Minafin fait écho à cette conviction.
L'hexane est une essence de pétrole utilisée dans l’industrie alimentaire pour l’extraction des huiles de table, des protéines végétales et de nombreux extraits, arômes et colorants dit « naturels ».
Il est entré dans la chaine alimentaire sans aucune étude préalable, dans les années 50, avant que les réglementations alimentaires soient en place.
Or entre 2012 et 2016, une thèse a montré que, parmi 10 solvants biosourcés, le seul qui atteignait des rendements aussi bons voire meilleur que l’hexane pour l’extraction des huiles, était un produit de notre branche chimie verte, issu de la bagasse de canne à sucre. On sait depuis les années 70 que l’hexane est un produit neurotoxique. Plusieurs publications plus récentes montrent ses effets reprotoxique et perturbateur endocrinien in vivo sur des rongeurs et sur des humains. En pharma, depuis les années 90, il est dans la liste des solvants à limiter. Malgré cela, il est toujours massivement utilisé (plus d’un million de tonnes par an) dans l’industrie alimentaire pour trois raisons principales :
- en l’absence de solvant aussi efficace, son interdiction mettrait en péril tout l’approvisionnement alimentaire mondial (perte de 20% de l’huile disponible et disparition des tourteaux dégraissés longue conservation qui nourrissent les troupeaux)
- en tant qu’auxiliaire technologique, il est dispensé d’étiquetage, ainsi très peu de personnes savent qu’elles sont constamment exposées à ce polluant présent dans toute l’alimentation conventionnelle, ainsi que le lait et la viande non bio
- les autorisations des auxiliaires technologiques, contrairement à celles des pesticides et des additifs alimentaires sont dans un « angle mort » réglementaire. Elles ne font l’objet d’aucun réexamen, même si les preuves de toxicité s’accumulent.
L’utilisation d’hexane est interdite pour les aliments biologiques. C’est la seule solution aujourd’hui pour limiter son exposition via les produits transformés.
Avec le projet Minafin-EcoXtract nous souhaitons mettre sur le marché de l’industrie alimentaire une alternative biosourcée et non toxique à l’hexane. Voilà mon combat actuel !
Qu’est-ce que vos études à Polytechnique vous ont apporté dans votre parcours ?
L'X m'a apporté une base scientifique très solide et une démarche structurée pour aborder les sujets auxquels je suis confrontée.
Aussi, en tant que femme, Polytechnique m’a apporté de la confiance. Les sujets complexes et les défis impossibles ne me font pas peur.
Un conseil en particulier aux femmes élèves et anciennes élèves qui hésitent à commencer une carrière dans l’industrie ?
D'abord, il y a des opportunités pour les femmes dans l’industrie en ce moment car les sociétés qui sont peu féminisées commencent à comprendre l’importance d’embaucher des femmes.
Ensuite, il est important de rejoindre les réseaux féminins, soit en interne dans leur entreprise soit dans les réseaux externes comme Sciences ParisTech au féminin pour bénéficier de l’expérience des anciennes et accélérer son apprentissage.
Il ne faut pas se leurrer, il y a encore des barrières de plusieurs ordres : celles qu'on se met soi-même à cause d’une éducation genrée et celles que nous impose la société. Mais, grâce à l'émergence de dirigeants féminins et d’hommes justes, au sens d'Ivan Jablonka (1), il est possible de faire évoluer les entreprises et la société vers plus d’égalité et plus d’efficacité pour répondre aux défis que nous impose l’urgence climatique.
> D’autres articles autour de Laurence Jacques :
L’innovation : un levier de performance et de croissance pour la chimie pharmaceutique
Femmes ingénieurs, osez une carrière opérationnelle
> En savoir plus sur le projet Minafin-EcoXtract : https://www.youtube.com/watch?v=ZqQbhC99_EM et www.ecoxtract.com
> Rejoindre le groupe Polytechnique au féminin qui fait partie du réseau Sciences ParisTech au féminin
> En savoir plus sur la plateforme PEPPER : www.ed-pepper.eu
(1) Des Hommes Justes, Du patriarcat aux nouvelles masculinités, Ivan Jablonka, SEUIL.
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