Mettre le design au service de projets complexe
Dix questions à une entrepreneure : dans La Jaune et la Rouge de novembre, Hervé KABLA (X84) interviewe Claire Lapassat X2005
Créé en 2012, L’Atelier universel est une agence de design et de conseil pluridisciplinaire regroupant des designers-ingénieurs, des designers-artisans et des business developers.
Quelle est l’activité de l’Atelier universel ?
L’Atelier universel est une agence de design et de conseil créatif. Nous sommes spécialistes du projet créatif en environnement complexe, que ce soit pour des raisons techn(-olog)iques, économiques, ou tout simplement parce que les délais ou la taille de l’équipe viennent réduire les marges de manœuvre.
Comment est née l’idée de cette création ?
Quand nous avons lancé l’agence, mes associés et moi-même avions cette conviction que, pour beaucoup de secteurs, le design était une véritable opportunité, mais une opportunité difficile à saisir.
Au quotidien, et d’un point de vue pratique, le design permet de rendre plus efficaces, plus pertinents et plus désirables l’ensemble de nos produits, de nos services et de nos process. D’un point de vue stratégique et sociétal, son ambition et sa vision centrée sur les utilisateurs permettent de revenir aux fondamentaux : l’homme et l’objectif de rendre son environnement meilleur. Dans tous les cas, il donne des outils pour porter des projets plus forts, plus visionnaires, plus impactants.
Or en France, la majorité des entreprises utilisent peu ou mal le design avec une tendance à l’intégrer en bout de chaîne dans leurs organisations. Le plus souvent pour des raisons historiques et culturelles (sous-valorisation du recours à l’intuition, prime au calcul, figure d’un designer diva ingérable…), mais aussi plus simplement parce que, parfois, l’objet du projet nécessite de la part des designers un bagage de connaissances avancées en plusieurs domaines.
Pour y remédier, nous avons donc créé des équipes pluridisciplinaires, constituées essentiellement de doubles profils : ingénieurs-designers, stratégistes créatifs, architectes-urbanistes, designers-prototypistes, etc. Peu importe votre sensibilité, il faut savoir penser, créer, dessiner, concevoir.
Quelles ont été les étapes clés depuis la création ?
Fin 2012, on discute de l’idée dans un canapé en buvant des bières, 2013, on dépose les statuts et on commence les missions en parallèle de notre diplôme de design ou nos boulots. Septembre 2014, on se met à temps plein. On invente avec Systra des systèmes acoustiques pour métro aérien qui sont brevetés, et on participe à la conception d’un viaduc. 2015, on travaille avec les équipes de DVVD sur l’aménagement intérieur du palais omnisports de Paris-Bercy. 2016, on fait grossir l’équipe, 2017, on gagne pas mal de missions face à des concurrents spécialisés dans leurs secteurs, tout en continuant à déployer notre savoir-faire sur des projets complexes qui mobilisent toute notre palette de compétences.
Par exemple, on a dessiné des parebrises intelligents pour Sekurit, ou inventé des architectures industrielles destinées à l’élevage d’insectes pour la start-up Cycle Farms. Difficile d’en dire plus, beaucoup de nos projets sont confidentiels, parce qu’on transforme des résultats de recherche en innovations.
Aujourd’hui, on compte une quinzaine de personnes, et on a réussi le pari d’un portefeuille de projets diversifié. Cela permet à la fois de favoriser le transfert de pratiques et d’innovations, mais aussi d’éviter d’épuiser nos créatifs.
Comment es-tu arrivée au design ?
J’ai toujours été attirée par la figure de l’ingénieur du xixe siècle, inventeur inspiré, humaniste et entrepreneur. Par ailleurs, j’ai un père qui a fait l’X à l’époque où il y avait beaucoup plus de dessin, y compris au concours d’entrée et dans le socle commun, et qui m’y a sensibilisé depuis que je suis toute petite. Très tôt, j’ai appris le dessin, mais aussi d’autres pratiques plastiques et j’ai développé une vision très anglo-saxonne du métier de concepteur, avec une frontière beaucoup plus poreuse entre l’ingénierie et le design.
Mais une fois arrivée à l’X, je n’ai pas retrouvé la dimension créative à laquelle j’aspirais. On était au milieu des années 2000, l’engouement autour de l’entrepreneuriat n’était pas celui qu’on connaît aujourd’hui, il n’y avait pas encore de « prime à la créativité ».
Heureusement les mentalités ont beaucoup évolué sur ce sujet.
Quel a été ton parcours avant de fonder l’Atelier universel ?
Dans ce cadre, j’ai choisi de me préparer aux concours d’écoles de design, et de profiter au maximum des possibilités que m’offrait l’X pour me cultiver. J’ai suivi le master 1 de biologie écologie, et j’ai profité à fond des cours d’HSS : architecture, histoire de l’art, et bien sûr dessin. D’ailleurs, j’en profite pour ajouter que pour tous les X de mes amis qui ont eu des parcours atypiques, les cours d’HSS ont été une véritable inspiration, et c’est un des vrais trésors de l’École.
Et pour finir, dans le cadre de l’année d’application, j’ai fait un apprentissage chez Renault via le master Projet Innovation Conception. C’était en 2008, je travaillais sur l’arrivée d’internet dans la voiture.
J’ai ensuite intégré sur concours l’École nationale supérieure de création industrielle et j’ai eu la chance de me former auprès de professionnels ayant une pratique très pluridisciplinaire : Marc Berthier, architecte et designer, et les architectes, ingénieurs et designers de l’agence DVVD.
Quelles sont les qualités d’un bon designer ?
Quelqu’un qui sait proposer des formes belles et efficaces ! Des formes efficaces qui intègrent les contraintes économiques et techniques, des enjeux d’ergonomie et de fluidité de l’expérience utilisateur. Des formes belles et séduisantes qui vont créer du désir et rendre les objets – au sens large – plaisants à utiliser.
Qu’est-ce qui a changé dans ce secteur ces dernières années ?
L’ère de l’expérience venue du monde des interfaces numériques et de l’industrie des services, et qui s’applique maintenant à tous les domaines.
Quand tu dessines des expériences utilisateurs, il faut pouvoir dessiner tous les « points de contact » avec l’utilisateur. Prenez le cas d’un service de vélos en libre-service : pour dessiner l’expérience dans sa globalité, il faut être capable de dessiner le vélo (qui est un vélo connecté), la borne interactive, le site Internet, penser l’implantation des stations… ce qui demande de savoir convoquer des compétences en design produit, design d’interface, design de services mais également design d’espace pour l’intégration urbaine. C’est devenu compliqué de se limiter à une forme de design, voire au design seul.
Quels liens y a-t-il entre un viaduc de métro aérien et le design d’un moteur de recherche ?
Ce sont chacun des objets complexes qu’il faut dessiner pour les rendre simples et désirables au quotidien.
D’un côté, pour le viaduc, il faut intégrer des enjeux de construction et génie civil, matériel roulant, acoustique, signalisation, maintenance… tout en proposant un objet cohérent et beau qui s’intègre bien d’un point de vue paysager dans son environnement. De l’autre, pour le moteur de recherche que nous avons retravaillé pour le CNRS, il faut prendre en compte la complexité du moissonnage de données tout en proposant une interface très fluide et facile à utiliser, adaptée aux pratiques exigeantes de la recherche académique.
Y a-t-il eu un effet Apple sur ton secteur d’activité ?
En France, on (re)découvre qu’investir dans le design, n’est pas si coûteux, et ça peut rapporter beaucoup.
On met beaucoup la pression aux femmes qui sont mères et qui travaillent
Proportionnellement, assez peu de polytechniciennes créent leur entreprise. Pourquoi selon toi ?
Pour entreprendre, il faut avoir suffisamment confiance en soi pour te lancer, te sentir légitime, et savoir que ton écosystème te reconnaîtra cette légitimité professionnelle.
Le problème que je vois en tant que polytechnicienne, c’est que tu es en prépa et à l’X, finalement le couperet des notes et du concours permet de conserver une forme d’équité homme-femme. Cette forme d’équité s’érode rapidement dans le milieu professionnel ; dans certains secteurs dans lesquels j’évolue, le simple fait d’être une femme vient remettre en cause ta légitimité… Et donc pour peu que tu te remettes facilement en question ou que les autres décident de te rabaisser, tu peux perdre rapidement confiance en toi.
De plus, le manque de ressources et le côté chaotique des premières années d’entrepreneuriat compliquent beaucoup de choses, on est obligé de faire des sacrifices qu’on ne ferait pas en tant que salariée. Or, on met beaucoup la pression aux femmes qui sont mères et qui travaillent. À titre d’exemple, la culpabilisation autour de l’allaitement. J’ai allaité mon fils presque six mois alors que je travaillais sur un chantier : je tirais mon lait dans les toilettes et je le gardais dans le frigo de la base vie. Avec le recul, m’imposer ça n’est pas forcément ce que j’ai fait de mieux…
Bien sûr, la contrepartie c’est qu’une fois que ton activité est lancée, tu peux prendre des décisions qui seraient plus compliquées en tant que salariée. Je suis venue plusieurs fois en rendez-vous client avec mon fils dans son landau. Aujourd’hui, il a trois ans et tout le monde le connaît à l’agence, quand il vient, il dessine avec la tablette graphique, il joue avec les collègues lors des apéros boulot… Finalement, j’ai la chance de passer beaucoup de temps avec lui – sans doute plus que si j’avais fait un autre métier avec de gros horaires.
Interview réalisé par Hervé KABLA (X84)
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